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Les noces d’argent du marché libéralisé de l’énergie.

2020 est une année extraordinaire à tout point de vue, une année où on se dit « il y a eu un avant et il y aura un après ».

Je voudrais parler de cet « après » et notamment de 2021. L’Europe a signé le 27 mai dernier un ambitieux plan de relance, pour un montant de 750 milliards d’euros, dont un tiers au moins devra être investi au bénéfice de la politique environnementale, dans le prolongement de la COP…21 ! Cela fait beaucoup d’argent.

Mais 2021, ce sera aussi une année jubilaire ! Cela fera 25 ans (déjà !) que la Directive européenne relative au marché intérieur de l’électricité est entrée en vigueur. On parle encore d’argent, de noces d’argent.

25 ans, c’est une période qui permet déjà de poser un premier bilan sur la valeur ajoutée de cette libéralisation pour les citoyens, les entreprises clientes, les entreprises du secteur et pour la société prise au sens large.

 

Pas mal d’experts s’y sont déjà essayés avec des commentaires largement nuancés, notamment au regard de la libéralisation du secteur des télécommunications qui, elle, est unanimement saluée (1).

A ce stade, je souhaiterais simplement éclairer par quelques éléments chiffrés objectivables et irréfutables, ce que signifie la libéralisation du marché de l’électricité pour le citoyen lambda.

Pour rappel et contrairement au secteur des télécommunications, la libéralisation du secteur de l’énergie est demeurée partielle : les entreprises d’infrastructures (gestionnaires de réseaux de transport ou de distribution) sont restées sous monopole. Il en résulte que le citoyen lambda ne peut choisir que son fournisseur d’électricité et, quel que soit son choix, il devra prendre exactement le même montant en charge pour ce qui concerne la redevance d’utilisation des réseaux et les taxes dérivées.

Imaginons qu’il soit possible pour un citoyen lambda (ce n’est pas le cas en pratique) de se fournir lui-même sur le marché spot de l’énergie (Belpex). Il s’agit d’une bourse « belge » fixant pour chaque heure le prix d’échange de l’énergie.

Prenons un client résidentiel consommant 2.500kWh par an, ce qui correspond à peu près à la consommation moyenne d’un client résidentiel en Région de Bruxelles-Capitale. Sur la base des prix horaires Belpex et sur la base des profils de consommation standards (3), ce client aurait payé, sur la période annuelle s’étalant de juillet 2019 à juin 2020 inclus, un montant oscillant entre 77,00 et 81,00€ HTVA en consommation « pure » d’électricité.

Considérons, pour ce même client résidentiel, les montants annuels de redevances d’utilisation des réseaux de transport et de distribution (4): ces derniers varient entre 290,00€ et 329,00€ TVAC (détails) en fonction du profil de consommation du client.

Prenons enfin ce même client résidentiel et regardons sur le site comparatif de Brugel (5) les offres « all-in » (6), dont ce client peut bénéficier auprès des fournisseurs actifs en Région de Bruxelles-Capitale. Si l’on exclut le tarif social, largement subsidié, les offres proposées varient entre 422,11€ et 649,45€ TVAC (7).

Il convient d’analyser froidement ces différents éléments chiffrés. Mais les trois conclusions parfaitement objectives qui suivent peuvent déjà être tirées :

  • Tout d’abord, la quintessence du marché de l’énergie, à savoir l’achat d’électricité, représente en valeur intrinsèque largement moins de 25% de ce que le client résidentiel moyen prend en charge au final ;
  • Au regard des offres les plus attractives, la composantes « utilisation des réseaux électriques » représente largement plus de 50% du montant payé par ce même client (8);
  • Nous devons constater que l’écart entre l’offre la plus attractive et l’offre la plus conservative des fournisseurs d’énergie équivaut au double de la valorisation au prix Belpex de l’électricité consommée par ce client !!!

Ces constats appellent plusieurs questions légitimes :

  • La libéralisation du marché de l’énergie a-t-elle un sens pour le client résidentiel, dès lors que l’on parle d’un marché portant sur un montant annuel « intrinsèque » de l’ordre de 100 ,00€ par an pour le consommateur moyen en Région de Bruxelles-Capitale ?
  • Le prix Belpex représente-t-il un « coût vérité » pour la valorisation de l’électricité ? Y a-t-il d’autres éléments objectifs à prendre en considération ? Ces autres éléments pertinents éventuels sont-ils de nature à accroître significativement la valeur de la partie concurrentielle « production et vente d’électricité » ?
  • Une saine concurrence voudrait que l’on observe un écart maximum entre les offres de l’ordre de 25 à 30 %, portant uniquement sur la partie concurrentielle de la fourniture d’énergie : dans l’exemple qui précède, les offres devraient être concentrées dans une plage de 25 à 30,00€, soit un écart maximal de 2,50€ par mois environ entre les offres les plus et les moins attractives. Comment expliquer dès lors, sur le marché de la Région de Bruxelles-Capitale, des écarts allègrement supérieurs à 100% entre les offres, entraînant des écarts de prix atteignant jusqu’à près de 200,00€,  (le constat serait tout-à-fait similaire en Flandre et en Wallonie) ?
  • De telles disparités d’offre sont-elles éthiquement acceptables pour un bien de consommation réputé de première nécessité et surtout très peu différentiable ?
  • Quelles sont les caractéristiques des clients qui optent pour les offres les moins attractives et sont ainsi malgré eux discriminés ?

Les causes à la base de la grande disparité des offres sont loin d’être triviales et il serait tout aussi aisé qu’injuste d’incriminer les seuls fournisseurs d’énergie. La problématique est en réalité beaucoup plus complexe : nous sommes confrontés à de vraies limites systémiques du modèle de marché de l’énergie alors que ce marché est central pour relever les défis climatiques et que l’Europe s’est engagée à investir des sommes colossales dans le secteur pour relancer son économie tout en accélérant la transition énergétique (9).

(1) je recommande en particulier la lecture de « Transition(s) énergétique(s) » par J.-P. Hansen et J. Percebois

(2) il s’agit des synthetic load profiles ou SLP, disponibles sur le site Synergrid

(4) en annexe, la grille tarifaire 2020 pour la Région de Bruxelles-Capitale, disponible sur le site Sibelga

(5) il s’agit du site Brusim exploité par le régulateur Brugel

(6) « all-in » signifie incluant toutes les composantes de la chaîne de valeur, à savoir production, transport, distribution, vente, taxes,…

(7) ci-après, les simulations effectuées pour 3 clients types, consommant annuellement 2.500kWh

le client simple tarif

le client double tarif type SLP21 (50% HI – 50% LO)

le client double tarif type SLP22 (35%HI – 65%LO)

(8) le tableau annexé montre que ce ratio dépasse le plus souvent les 60%, voire oscille vers les 70% !

(9) il est à présent question de réduire les émissions de CO2 de 55% à l’horizon 2030